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La mariée par Nicole

La mariée par Nicole

Chagall Les Mariés de la Tour Eiffel 

La mariée avait un bouquet de tournesols qu’elle agitait comme un encensoir, de plus en plus vite. Cela formait un huit de couleur jaune où bavait un peu de vert, contrastant avec sa robe de soie floche.
Je la regardais descendre la nef avec son bouquet tournoyant et soudain les petits bouquets de tournesols et de tulle que l’on avait accrochés à la tête des premiers bancs se mirent aussi à tourner. Des quantités de soleils qui dansaient dans la pénombre de la petite chapelle. Cela donnait une lumière tremblotante comme une foule de petites bougies.
Mes voisins ne semblaient pas s’en étonner. Je me demandais même s’ils voyaient comme moi la danse des ronds jaunes. Il me sembla qu’elle se reflétait dans les lunettes fumées de  mon  voisin de  droite, et dans celles de mon voisin de gauche après vérification. Tout à mon émerveillement, je ne m’aperçus qu’à cet instant que tous les présents dans cette assemblée,  à part moi, portaient des lunettes noires.
Il ne faisait pourtant pas un soleil éclatant. Le ciel était plombé et j’avais bien cru que la calèche n’atteindrait pas la chapelle avant l’averse. Mais la mariée en était descendue à temps,  parée du soleil que le ciel lui refusait. Comme dans une toile de Chagall, la tête contre les nuages et l’or des fleurs à la main.
Les accords plaqués sur l’harmonium me révélèrent le musicien. Il portait lui aussi des lunettes noires qu’il avait remontées sur son front. Il plaquait des accords vigoureux qui mettaient en danger l’équilibre de ses lunettes. Ce qui ne tarda pas d’arriver. Il continua à jouer, mais sa musique n’était plus la même, plus douce, plus inspirée. La grosse pluie qui tambourinait sur la toiture sous-tendait cette musique de sa basse continue. Les vitraux s’étaient assombris. Et la lumière ne semblait plus venir que du chœur. Une voix puissante entonna un psaume.
Je ne pouvais voir le chanteur. Les ailes noires du chapeau de la dame qui occupait le banc précédent, me le cachaient. Quel chapeau bizarre ! On aurait dit un oiseau prêt à prendre son envol. Et à l’instant même où je me faisais cette réflexion, les ailes se mirent à battre. L’oiseau, car c’en était un, s’envola et se percha sur la poutre qui traversait la voûte lambrissée. Il picora un peu le bois de la tête de la poutre sculptée en forme de gueule de dragon ; un nettoyage minutieux des dents du monstre. L’œil de l’oiseau brillait au-dessus de moi.
L’oiseau avait distrait mon attention du déroulement de la cérémonie. Un événement s’était passé : tous mes voisins avaient déserté la chapelle. J’étais seul.  La pluie avait cessé. La mariée était toujours là et le chanteur aussi puisque j’entendais ce psaume magnifique, une voix de basse profonde aux accents slaves.
J’eus soudain froid. Une ombre m’enveloppa. L’oiseau ! Il piquait droit sur moi ! Je courus  devant moi. La travée ne pouvait me mener qu’au chœur.  C’est ainsi que je me retrouvai marié :

 –  Vous avez peur ?  m’avait dit quelqu’un. J’ai répondu  oui .

La mariée m’a embrassé sur la bouche et dans le même mouvement  m’a rejeté violemment, et s’est enfuie. Je remarquai alors que son bouquet s’était fané et qu’il avait laissé sur sa robe de grandes traces noires mêlées de vert qui semblaient monter à l’assaut de son buste. Je tendis les bras, essayai de courir,  mais une force me retenait au sol. Impuissant, je vis « ma » mariée se dissoudre dans le contre-jour de la  grande porte.

Un froissement, dans le silence revenu, attira mon regard vers le haut. L’oiseau était toujours là à me narguer sur sa poutre.

Une colombe venait de se poser à côté de lui.

Nicole Desgranges