Lettre à Freud de Nicole
Crédit photo : pinterest |
Cher Maître
Votre parole n’est pas morte. Les jeunes vous lisent, vous étudient.
Si je prend la liberté de vous écrire ce n’est pas pour vous vanter votre célébrité posthume, mais pour me délester d’un poids trop lourd à porter, un rêve qui m’embarrasse.
Ma mère, car c’est d’elle dont il s’agit dans ce rêve, était une personne ravissante, aimante, douce quoique d’une grande force de caractère. Elle avait su créer une réelle harmonie dans notre famille, poussant chacun dans la voie où il s’épanouissait. Elle encourageait notre créativité à mes frères et moi-même et nous n’en étions pas avares.
Ma mère est arrivée toute petite, dans ce pays, avec ses parents, un frère aîné et une jeune tante. Ils fuyaient. Ils « renaissaient dans ce « pays des libertés » comme je l’ai si souvent entendu dire par mon grand-père.
Ma mère ne parlait jamais de ce temps-là. Elle, d’ordinaire si douce, si affectueuse, se raidissait si le sujet était abordé. Elle n’entendait plus les questions, décidait sans appel de débarrasser la table ou qu’il était l’heure de faire les devoirs. Pendant les heures qui suivaient, je la sentais absente comme tournée vers l’intérieur. Elle nous échappait.
Je savais que parfois entre adultes, il leur arrivait d’évoquer leur vie de là-bas. Je vous parle de cela il y a longtemps, quand ma grand-tante venait nous voir avec le sempiternel paquet de bonbons acidulés acheté au Famiprix du coin. »C’est pour vous les enfants mais n’en mangez pas trop, ça gâte les dents. Ah ! Si vous saviez…..nous… » Et la voix restait en suspens. Nous n’avons jamais su. Nous regagnions déjà nos chambres des bonbons plein la bouche.
Mais il m’arrivait parfois de revenir au salon et là, je savais qu’elles parlaient de là-bas. Leurs yeux brillaient de larmes retenues ou de fous rires dissimulés. On entendait à peine ce qu’elles chuchotaient. Peut-être même parlaient-elles la langue de là-bas.
»Tu nous gênes ma chérie. N’as-tu pas quelque chose à faire dans ta chambre… Le livre que tu as commencé hier, la petite Alice des merveilles. Allez, va ! » Je repartais penaude, exclue du clan de là-bas pour la énième fois. Je rageais de retour dans ma chambre.
J’ai commencé à faire ce rêve dont je veux vous entretenir quelque temps après le décès de ma grand-tante. Ma mère était couchée sur une plage. Elle était immense et moi minuscule. Son visage m’apparaissait comme le Sphinx des Pyramides. Je grimpais le long de ses joues et j’abordais après maintes péripéties la région de l’œil. Elle tenait ses paupières closes. Je soulevais précautionneusement la paupière en me servant de quelques outils que j’avais dans la poche.
Il me fallait pénétrer derrière ces paupières, savoir ce qu’elle avait vu, ce qu’elle avait vécu dans cet avant. Et qui la rendait parfois si lointaine, si brusque même.
Ce que je vis derrière ses paupières m’effraya tellement que je me sauvais en oubliant mes outils. « Tu as encore oublié tout ton matériel sur la table du salon, Marie-Gribouille ! » La voix était familière, enjouée et la statue avait retrouvé les traits habituels et mobiles de ma mère préférée, celle qui plaisantait et relevait avec coquetterie la petite mèche qui filait de son chignon.
Croyez moi, cher Maître, je n’ai jamais eu le courage de lui demander de raconter ce qui lui pesait tant alors qu’elle s’ingéniait à nous rendre la vie si légère. Car ce que j’avais vu ou plutôt que les yeux de mon rêve avaient vu, me laissa suffisamment effrayée pour que j’ai le courage d’en exiger de sa bouche le récit authentifié.
Aujourd’hui ma mère a fermé les yeux sur les douleurs de son enfance. Pendant son agonie elle a parlé cette langue qu’elle n’avait jamais plus employée depuis le décès de sa tante. Elle nous a quittés sans que je sache jamais comment elle avait survécu à toutes ces horreurs.
Cher maître, à vous qui savez démêler l’écheveau des songes, il fallait que je confie ce rêve étrange et répétitif qui habite encore mes nuits.
Il me pèse comme ce passé trop lourd dont on a voulu m’épargner la charge et dont un battement de paupière à peine me séparait.
Respectivement vôtre .